
Miroir Miroir
Elle était d’ici et d’ailleurs. Son rêve était d’écrire un livre. Ce rêve s’est-il réalisé ? A chacun son interprétation. Ce qui est sûr c’est que son histoire est là et qu’il ne tient qu’à vous d’en perpétrer la narration.
Jasmine avait un nom au sonorité d’une autre contrée. Pas uniquement le nom d’ailleurs. La peau aux couleurs caramel, les cheveux aux allures de laine de moutons noires et l’odeur aux senteurs de fruits exotiques. Elle rêvait d’amour. De le voir, de le reconnaître au premier regard, mais surtout de le vivre. Et elle le vécut. Mais attention car ici encore le débat est sujet à interprétation.
Jasmine vivait avec ses parents et ses deux frères, un petit et un grand. Le cadet, Ali était la prunelle de ses yeux. En revanche son frère ainé Nadim, elle en avait peur. Dans sa famille, elle occupait la place qu’une femme de ces contrées occupe. A chacun la liberté d’imaginer. Elle était une jeune femme qui aimait se cultiver. Pour avoir l’impression de voyager elle lisait. Des romans, aux essais philosophiques, en passant par les pièces de théâtres, elle passait d’époques en époques et d’une culture à une autre. Sans jamais avoir quitté ses terres, elle avait vu et senti ce que d’autres avaient vu et senti avant elle.
De par sa beauté, lorsqu’elle se promenait dans les rues pour se rendre chez ce commerçant ou chez celui-là, elle attisait les regards. Mais elle savait rester à sa place, et surtout elle savait ce qu’elle voulait. Au début, on eut l’impression qu’elle l’avait trouvé, puis petit à petit, l’histoire prit une tournure inattendue, mais pas délicieuse pour autant.
Une fois par mois, Jasmine se rendait au port pour acheter du poisson frais des nouvelles arrivées. Ce jour-là, elle remarqua un marin. Jeune pour certains, déjà plus âgé pour d’autres, mais parfait à ses yeux. Leurs yeux d’ailleurs parlons-en. Ils se croisèrent un instant, mais cet instant suffit. Ou alors ce fut l’instant de trop, cela dépend. Quoi qu’il en soit, ç’en fut assez pour la belle. Elle sentit au fond de son être, que lui aussi avait été enivrée, et que dès lors, ils étaient liés à jamais. Pour le meilleur ou pour le pire ?
Jasmine savait. Elle n’avait donc pas besoin de plus, l’univers ferait son travail. C’est ainsi que de fil en aiguille, les deux jeunes gens se parlèrent, un peu, beaucoup. Puis ils se courtisèrent, se plurent bien entendu et se racontèrent ainsi leurs plus grands rêves, leurs peines les plus intimes et leurs sombres secrets. Et Selim avait un lourd poids, dont il décida de se délester en le partageant avec Jasmine. Avant d’être marin, il avait été esclave dans une contrée encore plus lointaine que celle-ci. Il était né sans famille et donc sans choix. Il avait réussi à s’échapper sur un navire, mais quels sorts sont réservés aux lâches esclaves ? Ici, pas d’interprétation possible. Il avait subi les pires violations qui soient, au fin fond des calles des vieux navires sombres et humides. Mais la mer lui donnait de l’espoir. Alors il était passé de vaisseaux en vaisseaux, jusqu’à parvenir à faire oublier son statut d’esclave au fil des pays. Voilà pourquoi Jasmine savait et avait su dès le début.
Et ainsi, ils décidèrent de se marier. N’y voyez là aucun mal. Ils firent tout dans les règles de l’art, quel que soit l’art et quelles que soit les règles qui en découlent. Et durant toute cette période de court, ils étaient encore dans un compte de fée. L’annonce du mariage compliqua tout. Le visage que l’un décide de montrer à sa bien-aimée, n’est pas toujours le visage derrière le masque qu’il s’est résolu à porter. Un indice qui aurait pu mettre Jasmine sur le chemin de la raison était que son fiancé s’entendait à merveilles avec Nadim. Mais lorsque l’on décide d’ignorer les signes, on y arrive parfaitement.
Que s’est-il passé ? Dès que la nouvelle du mariage fut partagée, Selim se montra impatient. Mais de quoi ? Des plaisirs charnels, qu’il avait trop longtemps été forcé d’endurer. Néanmoins, une des règles connues de tous dans l’art du mariage est la patience. Ne dit-on pas qu’elle est même une vertu ? Notre marin n’en avait manifestement jamais entendu parler, ou alors il avait décidé d’honorer sa fiancée de surdité. Mais elle, une fois encore, savait. Elle connaissait la règle et elle reconnaissait quand on l’enfreignait. Contrairement à Selim, Jasmine voulait faire les choses correctement, en suivant les traditions. Au début ce n’était pas difficile, car son promis s’en tenait aux allusions. Mais petit à petit, les allusions devinrent des caresses qui se prolongeaient, jusqu’à franchir la limite.
Et très souvent, lorsque les frontières de l’interdit sont dépassées, le douanier qui n’a su se faire respecter, se retrouve hagard et se mure dans le silence. Et quand bien même, à qui Jasmine aurait-elle pu se confier ? Le futur époux s’était enfin délesté de ses chaines, et voilà que la future mariée se retrouvait avec un poids qu’elle porterait sans doute jusqu’à la fin. Inutile de vous préciser que les choses n’allèrent pas en s’arrangeant, même après leur union. Quelque chose s’était brisé, mais cela Jasmine n’avait pas su le prévoir.
Alors, à défaut d’avoir su, elle subissait. Et elle s’éteignait un peu plus chaque jour. Mais dans un monde où l’image est la seule chose qui compte, comment garder la face quand la sienne se meurt ? Lentement, Jasmine se façonna elle aussi un masque. Mais celui-ci était plus complet et ne se limitait pas uniquement au visage. Elle mit également un costume, et se créa un nouveau passé. Elle devint quelqu’un d’autre, littéralement.
Désormais, à chaque fois que Selim allait aux confins de la frontière déjà tant franchie par le passé, Jasmine changeait et enfilait son nouveau « moi ». Son inconscient avait mis en place ce mécanisme de défense sans même qu’elle s’en rende compte, et lorsqu’elle se retrouvait dans le lit conjugale avec son mari, elle se métamorphosait. Sa voix changeait, son expression, sa posture, son identité, tout ce qu’elle était s’était transformé. Elle devenait Jamal et c’est lui qui prenait le contrôle.
Très vite, Selim se rendit compte que sa femme était absente lors de ces rendez-vous. Même si son corps était là physiquement, il constatait que quelque chose clochait. Et quand il fut certain qu’il avait affaire à un homme dans le corps d’une femme, il devint fou de rage. Mais Jamal était là pour défendre son hôte, et il était bien plus fort que Selim. Une rage et une force que ne possédait pas Jasmine évidemment, mais la nature humaine est pleine de mystère.
Selim comprit très vite qu’il ne servait à rien de s’en prendre à cet individu qu’il ne connaissait pas, malgré les apparences. Il est bien plus aisé de s’en prendre à plus faible que soit, alors quand il remarquait que sa femme faisait surface à nouveau, il la rouait de coup.
Jasmine et Jamal avait trouvé un équilibre. Lors des entrevues nuptiales, Jamal prenait instantanément le dessus. Selim cessa alors complétement de s’adonner aux plaisirs charnels avec sa femme. En revanche, Jasmine subissait la colère de son époux lorsque son alter ego s’estompait. Ce petit jeu des apparences était bien gardé aux yeux de la société. Le mari fatigué part son dur labeur sur les océans ne sait comment faire régner son autorité sur sa femme qui elle, ne sait tenir une maisonnée. Et même si cette dernière se montre avec des couleurs qui ne devraient pas être les siennes, le monde respecte ce couple qui entre dans les cases.
Mais cela ne dura pas longtemps. Car plus Jasmine était en danger et tournait au violet, plus Jamal faisait durée ses apparitions. Plutôt que de s’effacer dès que Selim quittait la chambre, il prolongeait ses séjours, pour qu’on en vienne presque à oublier que Jasmine était maître de ce corps. Mais dans cette configuration, il était impossible pour Selim de se montrer en société aux bras d’un homme dans un corps de femme, ou d’une femme dans un corps d’homme ? Lui-même ne savait plus.
Le nouvel hôte sentait bien que cette situation ne pouvait durer. Car à défaut d’avoir une personnalité complétement différente de celle de Jasmine, il avait gardé sa sensibilité et ses souvenirs. Ils lui seraient d’une aide précieuse dans ce cas, car Jamal décida de se servir de tout ce que Selim lui avait dit de son passé. Il se résolu à mener la transformation jusqu’au bout. Il coupa les cheveux soyeux de Jasmine, revêtit les vêtements d’un homme qui porte les stigmates de la mer et se rendit au port. Lorsque l’on veut être crédible auprès d’autrui, il faut tout d’abord y croire soit même et Jamal décida une fois de plus de changer de personnalité. Il se présenta comme étant Selim et prit le large avec le reste de l’équipage, pour des contrées dont personnes n’avait jamais entendu parler.
L’histoire de Jasmine se termina comme celle de Selim avait commencé. Est-ce que l’événement se reproduisit sans fin ? Nul ne le sait. Ce qui est sûr, c’est qu’à travers le regard de Jamal, notre belle endormie ressentait enfin ce qu’elle n’avait pu qu’imaginer dans ses romans.