Félicité
Elle s’appelait Félicité. On ne savait pas grand-chose d’elle, à part ce que l’on voyait. Et que voyait-on ? Une vieille femme usée par la vie, ridée, qui faisait même un peu peur mais qui rayonnait de l’intérieur. On ne savait pas vraiment si elle avait un jour connu la jeunesse, on la soupçonnait d’ailleurs parfois d’être une sorcière, ou alors une fée usée. Ce qui est certain c’est que Félicité avait senti qu’elle arrivait au bout du voyage.
En effet, elle avait vécu. Je ne sais pas si l’on peut dire qu’elle avait bien vécu. Elle avait été mariée avec un homme, bon mais très discret, ce qui fait qu’elle avait toujours connu la solitude. Elles étaient devenues proches car à force de la côtoyer, elle avait réussi à l’apprivoiser et même à l’apprécier. Félicité et son mari étaient des gens très pauvres, ils avaient vécu dans le grenier d’un magnifique immeuble et ils avaient passé leur vie à observer le bonheur et le malheur des autres.
Quand son mari est parti, le quotidien de Félicité n’a pas énormément changé. Personne ne sait vraiment comment elle occupait ses journées, mais elle a continué de dégager la même sérénité mystérieuse qu’auparavant.
Aujourd’hui, elle sait que le train s’approche de la gare de fin, mais avant le dernier arrêt, elle a souhaité voir et sentir ce qu’elle n’a jamais pu qu’observer de loin et imaginer. On raconte, parce que certains l’ont croisée, et lorsque l’on croise Félicité on la reconnaît, qu’elle a commencé par aller au soleil. Et pour une fois dans sa vie, elle n’a rien modéré. Alors, elle a passé toute une journée à suivre les doux rayons chauds, un peu trop chauds, beaucoup trop chauds même. Car en rentrant le soir, elle était complètement brûlée. Mais au moins, elle avait effleuré de près le soleil.
Elle a ensuite décidé de poursuivre le voyage vers la mer. Elle l’avait toujours vue depuis sa fenêtre, mais n’avait jamais osé l’approcher. Cette fois encore, elle s’est laissée porter par ses vagues rythmées et indomptables. Elle a goûté à son eau salée et s’est laissée bercer par les marées. Elle a aussi observé et écouté tout ce que cette infinie étendue avait à lui raconter. Et le soir en rentrant chez elle, elle s’est endormie avec le bruit du ressac au bord de la plage.
Il lui avait également manqué la tranquillité de la forêt. Son odeur, sa fraîcheur, ses bruits singuliers et ses sentiers. Elle décida alors d’y passer une journée et une nuit. Elle alla se perdre dans ce labyrinthe et se délecta de devoir y survivre. Car n’ayant jamais passé une nuit en dehors de sa mansarde, elle revenait enfin et pour la première fois à l’état de la femme sauvage qui sommeillait en elle.
Après s’être délectée des trésors du jour, elle a voulu être en tête à tête avec le ciel de la nuit. Elle s’est toujours reconnue dans la lune. Une force tranquille mais qui resplendit uniquement pour les courageux ou inconscients, qui ne ferment pas l’œil lorsque le soleil prend congé. Elle avait envie de se retrouver seule avec sa sœur de cœur. Comme elle reste une vieille dame, elle a passé une journée entière à se reposer, et à la nuit tombée, elle s’est installée en haut du rocher qui la propulsait au plus près de l’astre de la nuit et cette fois, c’est elle qui a raconté.
Mais le voyage touchait à sa fin, et on ne peut rien contre la puissance de la mort. Lorsque l’on vient au monde, on fait un contrat avec elle. Elle nous laissera tranquille le plus longtemps possible, à condition qu’on l’accueille le moment venu. Et Félicité avait signé. Lorsqu’enfin le périple toucha à sa fin, Félicité s’éteignit aussi simplement qu’elle s’était un jour allumée.
